Société numérique : relations appauvries, démocratie fragilisée

À petite et grande échelle, nos échanges sont bouleversés par le numérique. D’une part, nos relations humaines sont appauvries. D’autre part, nos sociétés sont fragilisées par les logiques propres aux plateformes numériques.

Sociabilité

La sociabilité numérique appauvrie les relations humaines, qu’elles soient en lignes ou hors-lignes. Alors que les réseaux sociaux prétendent nous rapprocher, ils nous empêchent trop souvent de nous connecter avec ceux qui sont directement en face de nous, laissant beaucoup de gens se sentir à la fois connectés et socialement isolés.

Les échanges sont appauvris dans les conversations en ligne qui créent moins de liens émotionnels et comportent un risque plus élevé d’interprétation erronée.

Les gens surestiment leur capacité à interpréter correctement le sarcasme, l’humour ou la sincérité sur la communication textuelle, ce qui signifie que les gens ont tendance à croire qu’ils peuvent communiquer par e-mail plus efficacement qu’ils ne le peuvent réellement.

Kruger, Epley, Parker et Ng, 2005, Journal of Personality and Social Psychology 

Lorsqu’il s’engagent dans un débat, les gens sont plus susceptibles de comprendre des points de vue opposés lorsqu’ils utilisent leur voix humaine. Malheureusement, de nombreux réseaux sociaux sont conçues pour se concentrer sur le texte, ce qui réduit la connexion humaine lors des disputes.

Schroeder, Kardas et Epley, 2017, Psychological Science 

Le temps qui nous a été volé est celui du manque, et donc du désir. Celui de l’amour, de l’autre et de l’absolu.

Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge, 2019 

La réduction des relations humaines hors-ligne nous déshabituent des émotions humaines dans la vraie vie et réduit notre empathie.

La simple présence d’un téléphone portable peut perturber la relation entre deux personnes, entraînant une diminution de l’empathie, de la confiance et de la proximité. Dans une série d’études, les chercheurs ont découvert que lorsqu’on demandait à des étrangers d’avoir des conversations significatives, leur capacité à se connecter émotionnellement était considérablement réduite si un téléphone portable était visible.

Schroeder, Kardas et Epley, 2017, Psychological Science 

Plus une personne traite une IA (telle que Siri) comme si elle avait des qualités humaines, plus elle déshumanise par la suite les humains réels et les traite mal.

Hye-Young Kim,  2019. Journal of Consumer Research ↗

Les gens se parlent moins dans les lieux comme les bars, restaurants, boîtes de nuits ou lors de rencontres amicales ou familiales, à cause des smartphones. La simple présence d’un smartphone peut perturber la connexion entre deux personnes, ce qui a des effets négatifs sur la qualité de la conversation.

Même la simple présence d’un smartphone peut perturber la connexion entre deux personnes, ce qui a des effets négatifs sur la proximité et la qualité de la conversation.

Przybyliski et Weinstein, 2013, Journal of Social and Personal Relationships 

Le système social basé sur les likes et les notes valorise la superficialité et génère beaucoup de solitude.

Les personnes qui utilisent compulsivement des applications de rencontres ont un taux élevé de solitude et préfère l’interaction sociale en ligne à l’interaction en personne. Cette utilisation compulsive entraine une augmentation de leur tristesse sociale et de leur solitude, créant un cercle vicieux auquel il est difficile d’échapper.

Coduto, Lee-Won et Baek, 2019, Journal of Social and Personal Relationships 

Le bombardement de pseudo-réalités finit par produire des humains non authentiques, aussi faux que les données qui les entourent de toute part: Les fausses réalités vont créer de faux humains ; et les faux humains vont à leur tour produire des réalités à vendre à d’autres humains en les transformant à leur tour en faussaire. C’est juste une version élargie de Disneyland.

Philip K. Dick, auteur de science-fiction ↗

Le social cooling (littéralement « refroidissement social ») est un phénomène d’autocensure conceptualisé par le chercheur hollandais Tijman Shep.

Pour se protéger contre la surveillance de masse, les usagers du numérique préfèrent plutôt être exemplaires plutôt que de protester face à la captation et l’exploitation des données personnelles.

Ne sachant jamais qui les observe sur Internet, ils privilégient la prise de risque minimale et le conformisme.

Tijman Shep a pu observer ce phénomène à partir 2013, suite à l’affaire Snowden.

socialcooling.com ↗

Démocratie

Les démocraties sont de plus en plus fragilisées et divisées par les logiques propres aux entreprises de nouvelles technologies.

Croire qu’une société cotée puisse « internaliser » le bien social dans ses choix stratégiques, et accepter, sans y être forcée, de freiner le développement de ses recettes pour améliorer le bien-être commun est un pari déraisonnable.

Bruno Patino, La civilisation du poisson rouge, 2019 ↗

Peu de gens sont conscients des biais dans les résultats des moteurs de recherche ou de la façon dont leur propre choix de candidat politique a changé en conséquence.

L’ordre dans lequel les moteurs de recherche présentent les résultats a un impact puissant sur les opinions politiques des utilisateurs. Des études expérimentales montrent que lorsque des électeurs indécis recherchent des informations sur des candidats politiques, plus de 20 % changent d’opinion en fonction de l’ordre de leurs résultats de recherche.

Epstein et Robertson, 2015, National Academy of Sciences Acts ↗

On observe des divisions idéologiques de plus en plus fortes rendant le compromis et la coopération plus difficile. Ce phénomène s’explique notamment par le fait que les plateformes de réseaux sociaux sont incitées à amplifier l’importance des contenus les plus engageants, attirant l’attention du public vers un contenu polarisant et souvent trompeur. En vendant le micro-ciblage au plus offrant, ils permettent et favorisent des pratiques manipulatrices qui sapent les fondement des démocraties du monde entier.

Dans un examen en 2019, sur plus de deux millions de recommandations Youtube, l’algorithme a systématiquement recommandé des vidéos plus radicales aux personnes qui ont commencé à regarder des vidéos politiques. Les mêmes chercheurs ont examiné /) millions de commentaires à travers des vidéos et ont constaté que ce “pipeline de radicalisation” déplace effectivement les gens vers des communautés de commentaires de plus en plus extrêmes.

Ribeiro, Ottoni, West, Almeida et Meira, 2019, Computers and Society ↗

Le désir d’être approuvé par ses pairs pousse à accentuer le côté extrême de ce qu’on affirme et poste sur les réseaux sociaux, l’outrance agissant comme un sauf-conduit dans le groupe déjà structuré.

Cass Sunstein, Going to Extreme, 2009 ↗

Lorsqu’ils rencontrent quelqu’un avec un point de vue politique opposé, les gens sont plus susceptibles de le juger comme chaleureux et intelligent s’ils entendent les idées de cette personne exprimées plutôt que écrites. Malheureusement, de nombreuses plateformes de médias sociaux sont actuellement conçues pour se concentrer sur le texte, ce qui réduit les chances de véritables discussions et débats et augmente la possibilité de polarisation.

Schroeder, Karadas, et Epley, 2017. Psychological Science ↗

Rupture de la vérité : il est devenu plus difficile que jamais de distinguer les faits de la fiction. Les réseaux sociaux peuvent prêter à confusion au moment même où les gens ont le plus besoin d’informations solides, car les plates-formes technologiques n’ont pas de raison commerciale claire d’évaluer la vérité.

Le reportage le plus populaire des élections américaines de 2016 était un faux. Trois fois plus d’Américains l’ont lu et partagé sur leurs comptes de réseaux sociaux que l’article le plus performant du New York Times. La fake news alléguait que le pape avait approuvé Donald Trump comme président.

Silverman, 2016. Buzzfeed ↗

Les Fake News nouvelles publiées avant les élections américaines de 2016 figuraient toujours dans le top 10 des nouvelles circulant sur Twitter près de 2 ans plus tard, indiquant la pérennité de telles histoires et leur impact à long terme sur le dialogue politique en cours.

Hindman et Barash, 2018. Knight Foundation ↗

Manipulation politique qui créer de la discorde, la cyber-guerre étant beaucoup moins cher et plus efficace que l’action militaire.

Au Mexique, 25 % des publications Facebook et Twitter ont été créées par des bots et des trolls lors des élections de 2018. En Equateur, les conseillers du président Lénine Moreno ont acheté des dizaines de milliers de faux partisans lors des élections de 2017.

Confessore, Dance, Harris, et Hansen, 2018. New York Times ↗

Discriminations

La technologie intègre et amplifie souvent le divers formes de discrimination, notamment le racisme et le sexisme, créant une économie de l’attention qui travaille contre les communautés marginalisées.

Trop souvent perçus comme neutres et objectifs, les algorithmes (comme toute technologie) peuvent, selon les usages et les concepteurs qui les mettent en service, reproduire des injustices déjà existantes dans la société.
Des tests d’algorithmes d’IA ont découvert d’importants biais stéréotypés en fonction du sexe, de la race, de la profession et de la religion. Par exemple, lors des tests, les IA associaient régulièrement le mot « africain » à des mots tels que « pauvre ».
Nadeem, Bethke et Reddy, 2020. Computation and Language ↗

Selon les pays, certains réseaux sociaux n’hésitent pas à invisibiliser certaines personnes sur la bases de critères discriminatoires.

Avec plus de 800 millions d’utilisateurs, TikTok se présente comme un lieu d’expression de soi et de créativité sans restriction, mais ses documents internes révèlent une politique de déclassement du contenu des utilisateurs qui ne correspondent pas à certains idéaux normatifs avec des modérateurs invités à censurer les utilisateurs avec “une forme corporelle anormale”, “trop de rides”, ou dont l’environnement montre des signes de pauvreté tels que “des fissures dans le mur” ou “de vieilles décorations”.

Biddle, Ribeiro, et Dias, 2020. The Intercept ↗

Sur TikTok, selon la langue utilisée par l’utilisateur des réseaux sociaux numériques, certains hashtags étaient déréférencés de la plate-forme.

Sur internet, les propos haineux et discriminatoires sont peu ou pas modérés ce qui peut avoir de terribles conséquences.

Le nombre d’adolescents confrontés à des propos haineux racistes en ligne a pratiquement doublé au cours des 2 dernières années. 23% des 14-18 ans rencontrent “souvent” du contenu raciste en 2020 (contre 12% en 2018), et près de 50% d’adolescents supplémentaires déclarent avoir rencontré du contenu sexiste ou homophobe en ligne.

Rideoout, Fox, Peebles et Robb, 2021. Common Sense Media et Hopelab ↗

Les violences de 2017 en Birmanie ont été exacerbées par de fausses nouvelles non modérées. Il y avait seulement 4 modérateurs parlant birmans sur Facebook pour veiller sur les contenus échangés par 7,3 millions d’utilisateurs birmans.

Stecklow, 2018. Reuters ↗